Une " matière à réflexion " de Shihan Habersetzer, lu dans le n°8 de la revue " Dragon "

Juste pour rappeler que le plus important de cette Tradition dont tant de gens se réclament si souvent n'est jamais dans ce qu'elle nous propose en technique mais dans ce qu'elle nous transmets en règles de comportements et d'éthique … Il était important de le dire, pour ne pas continuer à confondre si légèrement " le doigt et la lune " …

Ces " trésors infinis " du Budo … mais encore ?!

Nous vivons dans un monde de plus en plus uniforme et gris, où inquiétude et soucis du quotidien nous rendent pour le moins difficile une volonté d'engagement qui dépasserait, au mieux, le très court terme. Et classent au rang d'utopie toute allusion à quelque grand projet de société, dont notre jeunesse aurait pourtant bien besoin. Un projet dont tout le monde, d'ailleurs, aurait besoin, chacun ayant bien conscience de ce sentiment de " mal être ", de ce " mal vivre " minant notre société qui continue, sur fond de violence de quelques uns et dans l'inefficacité voire l'indifférence d'une majorité, d'aller droit dans un mur …Quand donc cessera cette dérive, dont le constat n'est plus à faire, et dont les effets ne cessent de pourrir la vie de tout être censé, raisonnable, soucieux du monde que nous laisserons aux générations futures ? Tout simplement concerné par l'humain, donc son devenir … Et ce n'est pas encore tout à fait fini, puisqu'il est toujours de bon ton de se gausser des quelques valeurs qui nous restent.

Ainsi va l'homme de ce nouveau siècle, rassuré dans un conformisme confortable, qui aurait au contraire largement de quoi l'effrayer … Car pourquoi donc se battre pour des valeurs qu'on s'engagerait à promouvoir et à défendre, alors que le monde réel les dessine et les récompense si mal ? Quoi de plus ringard que de vouloir encore " graver dans la pierre " ? Pour qui, donc ? Pourquoi, donc ? … Ridicule ! La vie est courte et on nous répète assez qu'il serait idiot de ne pas vivre intensément le moment présent, rien que le moment présent … Puisqu'on le vaut bien … Le reste étant du domaine de l'éphémère … Effets du marketing et discours psycho-philosophico-ésotérico  que sais-je encore calent réflexion (?) et comportements dans une même direction. Et puis, que vaut encore dans une société si frileuse l'idée même de " se battre " pour quelque chose, une idée, un principe, une liberté ? On profite tellement mieux de tout, dans l'instant, en ne prenant aucun risque … " Have fun " (amusez vous, faites vous plaisir), est une recommandation qui est venue d'outre Atlantique, il y a des années déjà, et que les Européens ont copié très vite. Le discours, en une quarantaine d'années, a porté ses fruits. Il faudrait aujourd'hui arrêter de faire semblant de s'étonner du résultat de ce vaste mouvement de déstructuration sociale, et, hypocrisie ultime, dans une irresponsabilité générale, de s'en plaindre en stigmatisant tous ces dérapages qui en découlent au quotidien.

Nous autres Budokas fréquentons ici et là quelques lieux qui ont encore la senteur d'autre chose, venu d'autres temps, où l'on nous explique que les arts martiaux traditionnels (Budo, Wushu) véhiculent des valeurs éternellement positives pour l'homme : sens de l'effort, respect, authenticité, droiture, modestie, maîtrise de soi, non-violence, discernement, courage, persévérance, humanisme, sens de l'efficacité, volonté d'engagement et de progression … autant de repères pour une vie entière, de défis aussi, de ceux qui, relevés, rendent l'homme vraiment adulte … Et qui sont en fait contenus dans les Katas du Budo, ainsi ceux du Karatedo (aussi bien que dans les anciens Taolu chinois), que l'on appelait des " trésors infinis "  … Je veux parler de ces Katas anciens (Koshiki-Kata), où tout est à chercher en profondeur, loin d'une apparence superficielle, d'un Bunkai (interprétation d'une technique) au premier degré. Non pas de ces chorégraphies modernes et spectaculaires, musicales et athlétiques, que l'on a encore le front d'appeler Katas, qui ne sont habitées par … rien … sinon par une incroyable incitation au développement de l'ego, à l'opposé donc du sens même de l'exercice. Je veux parler de ces vieux Katas, dans lesquels les techniques peuvent certes changer d'une école à l'autre mais dont l'essence est rigoureusement identique, qui a été placée là (cachée là ?) par ceux qui les ont conçus pour être découverte, avec le temps jugé nécessaire, pour une réelle maturation de l'être. Cette essence qui fait du Kata une " Voie de l'Homme " bien plus qu'une séquence technique plus ou moins difficile, spectaculaire ou efficace, ou encore valorisante devant un public. " Trésors infinis "… Je me suis toujours demandé comment une technique destinée à mutiler ou à donner la mort pouvait être qualifiée de " trésor infini " … !!! A moins que … Dans l'optique d'une pratique traditionnelle (mais authentique …), le vrai Bunkai consiste à trouver le fil d'un " comportement " bien plus qu'une recette pour une simple application au combat. Une recherche pour une découverte bien au-delà d'un niveau de Gengi-bunkai (interprétation technique classique, ancienne, datée, conçue dans le contexte de l'époque), bien au-delà, même, d'un Kaishaku-bunkai (interprétation technique complémentaire, pouvant aller jusqu'à une possible extrapolation actualisée) … Le vrai sens d'un Kata digne de ce nom est, bien au-delà de telles préoccupations au premier degré, de trouver la clef d'une attitude intérieure (Shisei), pour un comportement (Seiki). Il n'y a pas d'art martial authentique, donc digne d'intérêt, sans Kata, qui est non seulement une mémoire du passé (élément statique) mais aussi un code d'utilisation pour le contemporain (élément dynamique). Et ce dans tous les sens de ces termes. Le Kata est, au niveau du groupe, le cœur d'une pratique Budo, le schéma d'une recherche et d'une vision englobant passé et, avec certes un peu plus d'effort d'imagination, présent, voire futur … Le Kata est, au niveau de l'individu, un processus d'élaboration d'un état (intérieur), pour une certaine façon d'agir (extérieur) …Donc une sorte de message codé, qui doit servir à soi comme aux autres … Un concentré d'éducatif … Si vous n'avez pas pensé à ce type de dimension du Kata, demandez vous, tant qu'il est encore temps, quel est le genre d'art martial que vous pratiquez, et quel sens vous voulez lui donner.

Encore faudrait-il que ces " trésors infinis " du Kata, ce " fond " inaltérable qui constitue en fait son véritable Bunkai, tellement au-dessus de la seule application au combat, soient compris et transposés dans la vie quotidienne. Encore faudrait-il que, par commodité et conformisme, ou, pire, par nombrilisme, on n'en reste pas à (faire semblant de ? ...) les cultiver seulement entre les murs du Dojo … Il ne doit pas y avoir un type de comportement et de pratique au Dojo (espace protégé par ses conventions), un autre type en dehors du Dojo … Et si les vrais Budokas, ceux qui prétendent pratiquer dans une dimension autre que celle du sport, si limitée dans le temps comme dans l'esprit, ne réfléchissent pas à cet enjeu, qui le ferait ? On sait bien que le sport n'est aujourd'hui plus structuré que pour mener à la compétition et que la compétition mène si facilement aux excès qui finissent par détruire, et le corps et l'esprit … Pratiquer dans l'esprit Budo, ou l'esprit Wu-shu, c'est apprendre à se construire et à être utile, chacun de sa place, pour s'engager dans un monde qui aurait à nouveau d'autres couleurs que celles de l'éphémère, et aussi pour vivre debout, ne jamais se résigner à subir, pour forger la volonté de résister à tous ces faux credo dont on inonde notre société et qui arrangent le discours intéressé d'une minorité surfant sur une vague qu'elle a créé, loin des vraies valeurs universelles qui continueront à faire la grandeur de l'Homme. Pour vivre, vraiment, tout simplement, dans une société redevenue un peu plus raisonnable et plus rassurante, parce qu'elle aurait un avenir côtoyant et pérennisant les richesses humaines venues de son passé.

Pour tout dire : n'y aurait-il pas là matière à réflexion pour contribuer, à partir de nos Dojo, à un projet de société dont on parle souvent mais pour lequel on tarde à trouver un véritable fil conducteur ? Et n'aurions nous pas là, nous Budokas, une raison de nous engager et redonner à nos Dojo, milieux éducatifs par vocation, un sens dans le monde " réel " ? Qui les rendrait plus crédibles et plus attrayants dans la durée ? Sens de l'effort, respect, authenticité, droiture, modestie, maîtrise de soi, non-violence, discernement, courage, persévérance, humanisme, sens de l'efficacité, volonté d'engagement et de progression …, sont bien ces " trésors infinis " pour l'homme d'hier comme pour celui d'aujourd'hui et de demain. Et ne serait-ce pas là, aussi, tout simplement, ce que nous demandent les jeunes : maintenir des repères qui les aideront à devenir adultes … ?

Je suis persuadé que c'est là le sens du " fond " d'un Kata, quel qu'il soit, même si, il ne pouvait en être autrement, les Katas d'origine ne nous ont été transmis que de manière fragmentaire. Ce fond, ce " trésor infini ", constitue aussi la raison d'être de ce que j'appelle aujourd'hui au " Centre de Recherche Budo " la " Voie Tengu " (Tengu-no-michi), cette forme de pratique martiale à base d'une gestuelle Karaté qui n'est rien de plus qu'un canevas technique pour un retour à une attitude inspirée de celle des anciens (avec au final, le refus de la violence, toutefois sans lâcheté). Et si, en certains points, cette pratique est reconstruite sur une trame technique mieux adaptée pour un usage éventuel dans un environnement extérieur actuel qui a, parfois, sévèrement changé, il ne s'agit que de redonner une crédibilité à des moyens destinés à assurer un comportement dépassant le cadre du Dojo. Toutes ces écoles, ces styles, ces experts, qui se " battent " à seuls coups de superlatifs techniques pour marquer leurs différences … Dérisoire et affligeant ! Je pense aux paroles de Anzawa Heijiro, Maître de Kyudo (1887-1970) : " Celui qui se polarise sur la technique perd la Voie " (pas si loin du " Science sans conscience n'est que ruine de l'âme " de Rabelais (1494-1553)). Nous voilà bien au cœur du vrai problème …

La Voie restera toujours la Voie, qu'on la regarde vers l'amont, en préférant faire confiance à ce qui est déjà derrière soi, ou qu'on veuille ne la suivre que vers l'aval, en choisissant l'éclairage qu'elle peut donner à l'avenir. Elle est intemporelle et vivante. Elle est au-delà de la technique. L'essentiel est, aujourd'hui, de la faire perdurer, ce qui est impossible sans lui garder un sens utile au quotidien. Elle doit rester, pour ceux qui nous suivent et nous font confiance. Pour garder des raisons de croire en l'avenir. Si cette source d'intelligence du cœur devait tarir, nous aurions vraiment de quoi désespérer de cet avenir. Car cette Voie " juste ", pour apprendre un comportement " juste ", reste, en soi et plus que jamais, de par sa simple existence, un défi à l'entreprise planétaire de fragilisation, de mise sous dépendance, et d'abêtissement de l'Homme … Gardons lui ses repères, et défendons les. Il ne tient qu'à nous d'y croire et de le vouloir. Et d'agir en conséquence. Alors … réfléchissons … il n'est peut-être pas encore tout à fait trop tard. Bien des " anciens " de la Voie savent au fond d'eux-mêmes qu'il n'y a pas d'autre alternative pour sauver ce qui reste encore de ce qu'ils aiment passionnément. Mais " savoir " tout cela ne suffit pas : il faudrait, enfin, se décider à " faire " ! Mais ça … ce serait accepter d'entrer franchement " en résistance " contre l'air du temps, donc de prendre des risques … Pourtant, ne serait ce pas là une vraie " Budo-attitude " …, la seule qui mérite d'être transmise ?

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